La Philippide de 
Guillaume le Breton


Source : "Extraits concernant les guerres de Flandre" - texte latin et français - avec introduction et notes d'Octave Delepierre co-fondateur de la Société d'Emulation pour l'Histoire et les Antiquités de la Flandre Occidentale (parmi les membres E. Le Glay Archiviste général du Département du Nord). 1841. Extraits provenant des pages 55 à 131.

b a

"Cependant la vieille Comtesse, fille du roi de Portugal, que l'on appelait reine pour ce motif seulement, et qui était en outre sœur du père de Ferrand , désirant selon l'habitude des habitants de l'Espagne, être instruites des choses de l'avenir, consulta les sorciers qui pratiquent un art qui nous est inconnu. Elle-même, cependant, n'ignorait pas, je pense, les prestiges que Tolède, habile dans la divination, a coutume d'enseigner aux Espagnols. S'étant donc fait tirer le sort, elle mérita d'être séduite par cette réponse problématique, dans laquelle la vérité se cachait sous des paroles ambiguës : "Le Roi, renversé de cheval par une grande foule de jeunes gens, sera foulé aux pieds des chevaux, et cependant il ne sera point inhumé : à la suite de la bataille, le Comte traîné sur un char, au milieu de bruyants applaudissements, sera reçu à Paris pas les citoyens".

Après cette réponse, Ferrand rendu plus audacieux, invoqua la guerre avec une nouvelle fureur, ne comprenant point l'énigme contenue sous ces paroles obscures, et se plaisant à bercer son cœur ambitieux de vaines espérances, comme s'il eut voulu que Crésus ne fut pas le seul à être trompé par la réponse ambiguë d'un oracle.

Othon tint ensuite une conférence secrète avec le comte Ferrand et le Comte de Boulogne, leur révéla ses espérances et admit aussi les chefs principaux à entendre son discours : " Si le Roi des Français seulement n'était pas présent, nous pourrions nous estimer en sécurité contre tout autre ennemi de ce monde, et soumettre à nos glaives l'univers entier. Mais lui seul prenant parti contre nous, et ayant presque toujours défendu la cause du clergé comme sa propre cause, le Pape ose, par suite, nous frapper d'anathème et délier nos seigneurs de la fidélité qu'ils nous doivent. Se portant pour l'ami du roi de Sicile , il ose diriger ses forces contre notre empire, il livre sans cesse de nouvelles attaques à notre famille, et ne craint pas de déshériter le roi Jean lui-même, qui dans son extrême générosité fait pleuvoir sur nous ses richesses et ses dons. C'est donc contre Philippe seul qu'il convient que nous dirigions tous nos efforts ; c'est lui qu'il faut tuer le premier, lui qui seul oppose une barrière à nos succès, qui seul nous résiste et se fait notre ennemi en toutes choses. Aussitôt qu'il sera mort, vous pourrez à votre gré enchaîner tous les autres, soumettre le royaume à notre joug et le partager de telle sorte que toi, Renaud, tu t'empares de Péronne et de tout le Vermandois. Toi, Ferrand, nous te concédons Paris ; que Hugues s'empare de Beauvais ; que le héros de Salisbury prenne Dreux ; que Gérard prenne Château-Landon et le Gâtinais ; que Conrad possède Nantes avec le Vexin ; que les autres chefs prennent chacun ce qui lui conviendra ; que nul d'entre eux ne s'en aille sans avoir reçu un don de moi. Je veux en outre que la ville de Sens et le fertile territoire qui s'étend depuis la rivière d'Yonne, jusqu'aux lieux où le Loing se jette dans le fleuve de la Seine, et le pays enfin qui est situé entre Moret et Montargis, soient livrés au Comte de Nevers, Hervey, pour être possédés par lui, puisque déjà notre oncle les lui a concédés par avance.

Quant aux hommes du clergé et aux moines que Philippe estime particulièrement, qu'il aime, protège et défend de toute la vivacité de son cœur, il faut ou que nous les mettions à mort ou que nous les déportions, de telle sorte qu'ils ne soient plus qu'en petit nombre, que leurs ressources soient suffisamment réduites, et qu'ils ne vivent plus que du mince produit des offrandes.

Que les chevaliers, et ceux qui prennent soin des affaires publiques, possèdent les campagnes et reçoivent de larges dîmes, car c'est à eux que le peuple et le clergé doivent de posséder en paix ce qu'ils ont. Le jour, en effet, où le Père des pères me décora pour la première fois du diadème impérial, je promulguai une loi et je voulus qu'elle fût rédigée par écrit et exécutée rigoureusement dans le monde entier, ordonnant par cette loi que les églises ne possédassent que les dîmes et les présents des offrandes, et qu'elles nous abandonnassent les campagnes et les domaines des champs, pour assurer la subsistance du peuple et la solde des chevaliers.

Maintenant puisque le clergé ne veut pas m'obéir en se soumettant à cette loi, ne dois-je pas appesantir ma main sur lui et ne suis-je pas fondé à lui retirer ses grandes dîmes et ses domaines? Ne puis-je ajouter une nouvelle loi, à une loi précédente? Si Charles Martel , qui ne voulait pas enlever au clergé ses domaines, leur ôta cependant les dîmes, ne me serait-il pas permis de leur ôter les terres aussi bien que les dîmes, moi qui puis faire des lois, changer les droits, moi qui seul possède l'empire du monde entier ? Ne me sera-t-il pas permis d'enchaîner le clergé par une loi telle qu'il sache se contenter des choses qui lui seront offertes et des prémices des champs, et qu'il apprenne enfin à devenir plus humble et moins superbe ? Combien il sera plus utile et plus avantageux, lorsque j'aurai ainsi rétabli la justice, que le chevalier, rempli d'activité, possède ces champs bien cultivés, ces terres abondantes en toutes sortes de délices et de richesses, au lieu de cette race paresseuse, née seulement pour consommer les grains, cette race qui vit d'oisiveté, se dessèche à l'ombre et sous les toits des maisons ; au lieu de ces hommes qui vivent inutiles, dont l'unique occupation est de s'adonner à Bacchus et à Vénus, dont la crapule fait gonfler les membres incessamment engraissés, et charge le ventre d'un énorme embonpoint ? Aussi et dès que le Pape se déclara rebelle envers moi, quand je publiai la loi dont je viens de parler, lui enlevai-je sur-le-champ Montefiascone, Aquapendente, Bitillia, Radicofani, le château de San Quirino, les remparts de Viterbe, Civita Vecchia, d'innombrables villages et beaucoup d'autres châteaux, qui environnent de toutes parts la riche ville de Rome. Je me montrai plus fort que lui, et beaucoup plus puissant par mes armes, quoiqu'il prétende me ravir l'empire, et ose promettre à Frédéric ce qui m'appartient à bon droit.

Mais nous n'avons pas même le temps de nous arrêter à tenir conseil. Voici le chef des enfants de France qui a laissé derrière lui le pont de Bouvines. Aujourd'hui même il plantera son camp sous les murs de Tournai , près des eaux du fleuve de l'Escaut, et quoique au nombre de ceux qui portent les armes pour lui, monte à peine au tiers de notre armée , voilà qu'ils viennent à nous pour nous attaquer ; ils n'attendent point que nous marchions sur eux, tant ce chef a de courage, tant est grande la présomption du chevalier français, qui n'hésite jamais à braver toutes sortes de périls. Ce qu'ils disent, ce qu'ils font sera bientôt transmis à nos oreilles par les rapports fidèles d'un espion véridique. Ils ignorent, à ce que je crois, combien de porte-bannières suivent nos armées, quelle est la force des bataillons de notre nation, combien de comtes et de ducs marchent avec nous, quelle est la fureur des Teutons dans les combats, avec quelle violence ils font tournoyer leurs glaives dans l'air, combien sont rudes les coups qui partent de leurs corps revêtus de fer ! Qu'ils viennent donc, afin que nous leur apprenions toutes ces choses par le fait, et que le Parisien ne rougisse pas d'être instruit par le Saxon."

Il dit, et tous les grands lui promettent d'une voix unanime qu'il en sera ainsi, tous lui jurent d'exécuter fidèlement ses volontés. Et afin que chacun puisse mieux se préserver du danger et distinguer d'un signe certain, son compagnon de son ennemi, ils attachent aussitôt une croix sur leurs épaules et sur leurs poitrines, et en même temps l'on distribue aux fantassins des cordes, des lacets et des liens de toute espèce, afin d'enchaîner les Français, qu'ils tiennent déjà pour vaincus, et qu'ils espèrent bien pouvoir garrotter après la première rencontre. Le Roi acquit la certitude de tous ces détails par un certain religieux d'une fidélité à l'épreuve, envoyé en secret dans son camp par le Duc de Louvain, la nuit même qui précéda le jour de la bataille. Car ce duc, quoiqu'il fut le beau-père d'Othon, avait tout récemment reçu pour femme la fille du Roi, et son messager apprit à celui-ci que le chemin était fort embarrassé d'épaisses plantations de saules, qu'il y avait un marais fangeux, dont les joncs pointus et piquants empêchaient de passer à travers les champs de Mortagne, et où les chevaux et les chariots auraient beaucoup de peine à se frayer un passage.

Aussitôt le Roi change de résolution et ne communique ce changement qu'à un petit nombre de personnes, afin qu'Othon ne puisse se vanter de nouveau de savoir toutes choses : Le chemin, dit-il, pourrait être dangereux pour les chariots à quatre roues et pour les chevaux, et cependant qui voudrait marcher ou combattre sans eux ? Loin de nous une telle pensée. Que les Teutons combattent à pied ; vous, enfants de la Gaule, combattez toujours à cheval. Que vos bannières reviennent sur leurs pas, passons au-delà de Bouvines, allons gagner les plaines de Cambrai d'où nous pourrons marcher plus facilement sur les ennemis.

Que je ne revois plus les champs qui m'ont vu naître, avant que le Français, triomphant sous mes ordres, ait réfuté les paroles d'Othon, avant que le Parisien n'ait donné une leçon au Saxon qui se vante que c'est à lui d'instruire le Parisien. Et toi, duc Eudes, qui te plains de venir si souvent à la guerre, qu'un seul jour mette un terme à tes travaux, par la victoire des Français.

Il dit et ayant entendu la messe, ordonne que l'on enlève les tentes et que l'on retourne vers Bouvines dès la première fraîcheur du matin. Pourquoi, Othon, pourquoi te vanter ainsi? Pourquoi prétendre élever la vaillance des Teutons au-dessus de celle des Français? Jadis ceux-ci rougirent longtemps leurs glaives du sang Saxon, lorsqu'il subit un juste châtiment par la vengeance de Charles qui ne permit pas qu'on laissât subsister aucun enfant mâle dont le corps se trouverait plus long que son épée.

A peine le Roi se fut-il éloigné de Tournai, que l'espion d'Othon se rendit vers son maître et lui rapporta que Philippe, frappé d'une grande terreur, et tous les Français avec lui, s'en retournaient, fuyant vers Péronne.

Trompé par cette idée, il trompa lui-même son seigneur. Celui-ci plein d'une vaine joie, saisit aussitôt ses armes et dans son transport, quitte la ville; toute son armée, sortant en même temps, inonde les campagnes comme une légion de sauterelles. Ni la forêt obstruée par des branches de saules verdoyants, ni les marais tout couverts de joncs et de fondrières cachées, ni la terre toute fangeuse, pétrie de boue et de glaïeuls, ne peuvent ralentir leur marche. Ils craignent que les Français n'aient franchi le pont, avant qu'ils ne puissent les atteindre, ils s'encouragent les uns les autres à faire usage de leurs éperons pour avancer plus promptement. Les imprudents ! ils ne se doutent pas de leur ruine prochaine, et tombent justement dans le précipice.

Où courez-vous, guerriers qui vous jetez ainsi au devant de la mort? Votre impétuosité vous servira mal dans le combat. Vous croyez donc que le Roi vous tourne le dos, et n'oserait pas se présenter en face et courir à votre rencontre? Il ne siérait point que la peur de vous voir le détournât de son chemin, il ne siérait point qu'on pût croire qu'il s'est enfui à cause de vous. La seule chose qu'il désire, c'est de pouvoir vous rencontrer et vous livrer bataille dans une plaine bien découverte, et en peu d'instants cette vérité vous sera démontrée par le fait.

A la suite de toutes les bannières, Garin s'était mis en marche le dernier. Élu et non encore consacré pour le siège épiscopal de Senlis, ami particulier du Roi, il dirigeait avec lui les affaires les plus difficiles du royaume. Tandis que les troupes se portaient en avant et que leurs bannières flottaient dans les airs, Garin s'éloignant discrètement du dernier corps d'armée, se mit à diriger sa marche vers les champs de Mortagne, désirant apprendre quelque nouvelle. Puis lorsqu'il eut fait quelques milliers de pas, s'avançant toujours vers le midi, et suivi d'un petit nombre d'hommes, parmi lesquels était Adam de Melun, il monta sur un tertre qu'il rencontra par hasard au milieu de la plaine, et porta au loin ses regards. Delà il vit des corps de troupe se répandant avec ardeur dans la plaine, il lui était même impossible de les embrasser tous ensemble d'un même coup d'œil, et lorsqu'il vit tant de boucliers dont l'éclat le disputait à celui des astres de la nuit, tant de têtes dont les casques reflétaient la lumière du soleil, tant de flancs jaunis sous la rouille du fer qui les enveloppait, tant de bannières légèrement agitées par le souffle des vents, tant de compagnies de cavaliers, tant d'armures de fer recouvrant les membres vigoureux des chevaux, Garin dit à Adam : "Ils viennent, croyant ne pouvoir nous atteindre assez vite au gré de leurs désirs ; toi demeure encore sur le haut de cette colline, afin de mieux reconnaître et leur nombre et leurs intentions, tandis que j'irai moi-même rapporter ces choses à Philippe qui n'en croirait nul autre que moi."

Il dit et vole auprès du Roi. A peine celui-ci peut-il croire qu'un homme quelconque ose entreprendre en ce saint jour que Dieu lui-même a spécialement consacré à lui seul.

Le Roi cependant suspend sa marche, donne ordre que l'on fasse arrêter les bannières et s'adresse en ces termes à ceux qui l'entourent : "Voici que le Seigneur me donne lui-même ce que je désirais ; voici que la faveur seule de Dieu nous accorde ce qui dépasse tous nos mérites, nos espérances et nos vœux. Ceux que naguère nous nous efforcions d'atteindre à travers mille circuits et les nombreux détours des routes, la miséricorde du Seigneur les conduit vers nous, afin que nos bras détruisent ses ennemis en une seule fois. Il abattra leurs membres de son glaive, et nous serons les instruments de sa vengeance. Il frappera et nous serons le marteau ; il sera le chef, l'ordonnateur de la bataille et nous serons ses ministres. Je ne doute point que la victoire ne se déclare pour lui, qu'il ne triomphe par nous, que nous ne triomphions par lui, des ennemis qui lui portent tant de haine. Déjà ils ont encouru la colère du Père des pères, ayant osé le dépouiller, priver l'église de ses biens, enlever l'argent (qu'ils emploient maintenant à leur entretien) au clergé, aux moines et aux pauvres de Dieu, dont les malédictions font et feront leur damnation, et dont les plaintes élevées jusques aux cieux, seront écoutées et les feront tomber sous nos coups. L'église au contraire nous est favorable, nous assiste de ses prières, et nous recommande en tous lieux au Seigneur. C'est pourquoi, ainsi fortifiés par l'espérance, montrez-vous les irréconciliables ennemis des ennemis de l'église. Que votre combat soit une victoire, non pour moi, mais pour vous et pour le royaume ; que chacun de vous, en combattant pour la royauté, songe aussi qu'il expose son propre honneur en manquant de courage. Néanmoins je ne désire pas, s'il est possible, livrer bataille en ce jour sacré qu'il serait odieux de souiller de sang.

Il dit et les Français remplis de joie, proclament par leurs cris qu'ils sont tous prêts à mourir pour le Roi et pour le salut du royaume. L'avis unanime est qu'il faut se rendre jusqu'à Bouvines, pour voir si l'ennemi ne respectera pas le jour sacré, mais différer l'engagement jusqu'au lendemain. D'ailleurs cette position est plus favorable pour défendre les bagages et tout le matériel du camp, attendu qu'elle est garantie de tous côtés, et que les marais se prolongeant sans interruption sur la droite et sur la gauche, interceptent la route et rendent le passage impossible, si ce n'est sur le pont assez étroit de Bouvines, par où les hommes et les quadrupèdes peuvent se diriger au midi. De ce côté, s'étendent au loin des champs et une belle plaine toute verdoyante des fruits de Cérès et qui se prolongeant, atteint Sainghin du côté du Couchant et Cysoing vers l'Orient. Ce lieu est digne d'être souillé de carnage et de sang, puisque l'un et l'autre de ces noms rappellent le sang et le carnage (Sanguineus et Coesus).

Le Roi aussitôt fait élargir le pont, de sorte que douze hommes puissent y passer de front, ainsi que les chariots à quatre chevaux et leurs conducteurs.

Tout près d'une église sous l'invocation de Pierre, le Roi, brûlé par le soleil, se reposait à l'ombre d'un frêne, non loin du pont déjà franchi par la majeure partie de l'armée, espérant que le combat serait remis au lendemain. Le soleil parvenu à sa plus grande hauteur marquait le milieu du jour. Le Roi se disposait à goûter quelques instants de repos, lorsqu'un messager accourt avec rapidité et s'écrie : Déjà l'ennemi s'est jeté sur le dernier corps de l'armée ; ni les troupes de Champagne, ni les guerriers envoyés plus tard, ne suffisent plus pour les repousser. Tandis qu'ils résistent, l'ennemi pousse en avant et a déjà fait deux mille pas sans s'arrêter.

Ému à ces paroles, le Roi se lève, entre dans l'église, et met ses armes sous la protection du Seigneur. Après une courte prière il sort : "Allons, s'écrie-t-il, allons en toute hâte porter secours à nos soldats. Dieu ne s'irritera pas si nous prenons les armes en ce jour sacré, contre ceux qui viennent nous attaquer. Il n'a point imputé à crime aux Macchabées, de s'être défendus le jour du sabbat lorsqu'ils remportèrent une sainte victoire. Bien plus, en ce jour où l'Église toute entière adresse pour nous ses supplications au Seigneur, il doit être bien plus avantageux de combattre, car Dieu protège notre cause."

Disant ces mots, il revêt son armure, s'élance sur son grand cheval, qui fait mieux encore ressortir la haute taille du prince, et revenant sur ses pas, il vole vers l'ennemi d'une course rapide, au milieu des fanfares éclatantes des clairons qui font retentir l'air autour de lui.

C'était le jour auquel les serviteurs du Christ donnent le nom de jour du Seigneur, après les jours de joie où l'on célèbre les fêtes de Christophe et de Jacques. Les gentils prétendent que ce jour est celui du soleil qui s'en est consacré la première heure ; car d'après les poètes de l'antiquité, chaque jour de la semaine dédie sa première heure à la planète dont elle porte le nom.

Lorsqu'il vit les Français accourir en toute hâte avec leur Roi, leurs bannières déployées pour le combat, Othon, à qui l'on avait rapporté que, vaincus par la seule frayeur, les Français s'étaient enfuis pour retourner dans leur patrie, fut saisi d'étonnement et perdant ses espérances, fit un mouvement en arrière, et se retira un peu sur la gauche. Là rangeant son armée en bataille, et se détournant vers le nord, il étendit ses troupes sur le terrain en une ligne non interrompue, de façon que le front de ses hommes d'armes occupa sur une ligne droite, un espace de deux mille pas. De son côté aussi le Roi prit soin de prolonger les ailes de son front de bataille afin de ne pouvoir être, en aucun cas, tourné ni enveloppé par ses nombreux ennemis.

Bientôt Othon, arborant les bannières de l'empire comme s'il voulait déjà célébrer par avance le triomphe dont il se croit sûr, élève dans les airs son étendard, s'environne des honneurs suprêmes, afin de faire briller ses faisceaux au milieu d'un si grand appareil, et de se proclamer, par la victoire, le souverain du monde entier. Il fait dresser au-dessus du char un pal, autour duquel s'entortille un dragon qui se fait voir ainsi au loin et de tous côtés, aspirant les vents, se gonflant la queue et les ailes, montrant ses dents horribles, et ouvrant son énorme gueule : au-dessus du dragon plane l'oiseau de Jupiter, aux ailes dorées, et toute la surface du char, resplendissante d'or, rivalise avec le soleil.

Quant au Roi, il lui suffit de faire voltiger légèrement dans les airs sa bannière formée d'un simple tissu de soie d'un rouge éclatant, et semblable en tout point aux bannières dont on a coutume de se servir pour les processions de l'Église, en de certains jours fixés par l'usage. Cette bannière est vulgairement appelée l'oriflamme : son droit est d'être, dans toutes les batailles, en avant de toutes les autres, et l'abbé de Saint-Denis a coutume de la remettre au Roi toutes les fois qu'il prend les armes et qu'il part pour la guerre. La bannière royale était portée devant le Roi par le très vaillant Galon de Montigny. Ainsi les deux armées se trouvaient précisément vis-à-vis l'une de l'autre ; elles étaient rangées face-à-face, mais on n'entendait encore retentir aucune voix.

Placé de l'autre côté et vis-à-vis du magnanime Philippe, Othon était tout couvert d'or et revêtu des ornements impériaux. Le seigneur de Dreux, avec les gens de Gamaches et Ponthieu (qui n'étaient éloignés du Roi que de manière qu'il n'y eût aucun intervalle entre leurs corps d'armée et le sien), le seigneur de Dreux se plaça en face du Comte de Boulogne et des Anglais, contre lesquels il nourrissait plus particulièrement une antique haine, et ses troupes étroitement unies, formaient l'aile gauche de l'armée.

A l'aile droite, et à une grande distance du Roi, le corps des Champenois menace les gens de la Flandre ; avec eux sont le Duc de Bourgogne, le Comte de Saint-Paul, Jean de Beaumont, et ceux qu'avait envoyés l'abbé de Saint-Medard, bourgeois illustres par une grande valeur, et qui étaient au nombre de trois cents. Chacun d'eux, monté sur un cheval, était transporté de joie en allant à la guerre, et brandissait avec ardeur son glaive et sa lance. Ils étaient tous venus de la vallée de Soissons, où s'élèvent des hommes pleins de vigueur. Entre ceux-là et le Roi était placée une foule d'autres guerriers animés du courage le plus ardent, et chacun de leurs chefs resserrait autour de lui ceux qui composaient sa troupe, tandis que la trompette retentissait, invitant les divers corps à se porter promptement contre l'ennemi.

Pendant ce temps, l'élu de Senlis visitait rapidement les uns et les autres, les encourageant à veiller chacun à la défense publique ; à combattre vigoureusement pour l'honneur de la patrie et du Roi ; à se souvenir de leur race, qui victorieuse dans tous les combats, a toujours détruit les ennemis ; sur toute chose à prendre garde que l'ennemi plus nombreux, prolongeant ses ailes, ne cherche à les envelopper. Continuant ses sages avis, il ajoute qu'aucune ligne ne s'étende jamais plus que ligne ennemie, qu'aucun chevalier ne serve jamais de bouclier à un autre chevalier, mais plutôt que chacun se présente volontairement pour faire face à un adversaire.

Comme les gens de la Flandre attendaient toujours, ne daignant pas s'avancer à découvert dans la plaine, ni sortir de leurs rangs, la troupe des gens de Soissons, impatiente et entraînée par les discours de Garin, lance ses chevaux de toute la rapidité de leurs jambes, et attaque les ennemis. Mais les chevaliers de Flandre ne se portent point à leur rencontre, et aucun signe même n'indique qu'ils veuillent se mettre en mouvement; ils s'indignent que la première charge dirigée contre eux, ne soit faite par des chevaliers, comme il eût été convenable; ils ne rougissent point de montrer leur extrême répugnance à se défendre contre ceux qui les attaquent (car c'est le dernier excès de la honte, pour des hommes issus d'un sang illustre, d'être vaincus par des enfants du peuple), et demeurent immobiles à leur poste. Les gens de Soissons cependant ne pensent pas qu'il faille agir mollement avec eux, ni les ménager; ils les attaquent rudement, les renversent de leurs chevaux, en tuent plusieurs, et ayant ainsi jeté le désordre parmi eux, les forcent enfin à abandonner leur position et à se défendre, qu'ils le veuillent ou non. Ainsi ces hommes, orgueilleux de leur noblesse, fiers de leur dignité, n'ont plus de honte de combattre avec des hommes qui leur sont inférieurs, ils les portent et reçoivent à leur tour des coups et des blessures. Mais enfin, dédaignant les bourgeois, Eustache, qui tire son origine de Maquilin, et qui est fier de ses illustres aïeux, s'avance au milieu de la plaine, et d'une voix superbe, s'écrie à plusieurs reprises : Mort aux Français! Il est suivi de Gautier, de Buridan, (celui-ci est venu de Ghistelle, celui-là de Furnes) et des chevaliers de Flandre à qui cette méchante terre inspira dès la plus tendre enfance la haine du Roi très auguste. Tous s'élancent d'une course rapide à la rencontre de nos chevaliers.

Déjà les sons éclatants des clairons avaient retenti, et de tous côtés d'épais bataillons engageaient le combat, et se précipitaient au devant de leur destinée. Michel de Harnes se jette contre celui qui annonçait la mort aux Français, et de sa lance il lui transperce son bouclier. Eustache l'attaque à son tour, et le pressant, cherche à frapper de sa lance et la selle et les côtes du cheval, et l'une et l'autre cuisses du cavalier. Le cheval tombe, son maître roule avec lui, et ne parvient qu'avec beaucoup de peine à dégager ses jambes de la lance qui les presse.

Hugues de Malaune accourt alors, suivi de Pierre de Reims, de la troupe des Champenois, du Comte de Beaumont et du Comte de Sancerre. Toi Gaucher, et toi seigneur de Montmorency, vous vous élancez aussi sans aucun retard. Les milliers d'escadrons de la Flandre s'opposent à ces guerriers. Tandis que Ferrand combat, et par sa présence excite le courage des siens, les lances se brisent, les glaives et les poignards se heurtent, les combattants, se frappant réciproquement de leurs haches de Damas, se fendent la tête, et leurs glaives abaissés se plongent dans les entrailles des chevaux, lorsque les vêtements de fer qui recouvrent les corps de leurs maîtres ne permettent pas au fer de les transpercer. Les cavaliers deviennent plus faciles à vaincre lorsqu'ils sont ainsi renversés dans la poussière; mais alors même le fer ne peut encore les atteindre, si leur corps n'est d'abord dépouillé des armures qui le protègent, tant chacun d'eux a recouvert ses membres de plusieurs plis de fer, et enfermé sa poitrine sous des cuirasses, des pièces de cuir, et d'autres armes défensives! Ainsi les modernes sont maintenant beaucoup plus soigneux de se mettre à couvert que ne l'étaient autrefois les anciens, qui souvent, ainsi que nous le lisons, tombaient par myriades en un seul jour! A mesure que les guerres se multiplient, l'on invente de nouveaux moyens de défense contre de nouveaux genres d'attaque.

Michel cependant se relève de terre, avec l'aide de ses compagnons, et quoiqu'il soit accablé de la double blessure qu'il a reçue dans les cuisses, il se replace sur un cheval frais qu'il rencontre, privé comme beaucoup d'autres, de son maître : car Hugues de Malaune avait renversé par terre celui qui le montait. Cependant Gautier plonge son épée dans le flanc du cheval de Hugues. Devenu fantassin, et se raffermissant sur ses pieds, Hugues s'approche de son ennemi, et le frappant à coups redoublés, le force à se rendre en se reconnaissant vaincu. Avec lui est fait prisonnier Buridan, qui semblait se divertir et s'écriait en ce moment : Que chacun maintenant se souvienne de sa belle.

Alors Michel cherche celui qui avait tué son cheval et qui lui avait porté lui-même une double blessure ; l'ayant trouvé, il le serre dans ses bras vigoureux, lui enlève son casque, lui dépouille le visage et la gorge pour ouvrir ainsi un chemin à son glaive, et le frappant alors : "Afin de rabattre du moins ton orgueil, ô Eustache, reçois maintenant, s'écrie-t-il, reçois la mort que tes cris promettaient aux Français : cet orgueil de ta langue est la seule cause de ton trépas, c'est ta langue qui ne te permet plus de demeurer dans la société des vivants, et qui est cause que beaucoup de tes compagnons seront jetés dans l'esclavage."

Sur un autre point, le duc de Bourgogne, transporté de fureur, agitait son glaive d'un bras nerveux, au milieu des colonnes de la Flandre et du Hainaut. Mais tandis que dans l'excès de son audace et comme assuré de la fortune, il renverse les uns et les autres, et s'oubliant lui-même se lance avec trop d'ardeur au milieu des ennemis, il éprouve la douleur de voir le cheval qui le porte, percé de mille glaives, tomber sur la terre et l'entraîner avec lui dans sa chute. Pendant que la fureur des ennemis s'exerce de tous côtés sur ses flancs, et le frappe à coups redoublés, une troupe de Bourguignons arrive en hâte et porte, à temps encore, un secours précieux à son seigneur; les uns l'aident à se relever, tandis qu'il est ralenti dans ses mouvements par l'excès de son embonpoint et par le fer qui le couvre; les autres combattent et écartent les assaillants qui, le serrant de près, faisaient tous leurs efforts pour le retenir; d'autres lui cherchent en hâte un cheval sur lequel il puisse remonter. Déjà il est en selle; on lui demande de prendre quelque repos jusqu'à ce qu'il soit un peu délassé et qu'il ait pu du moins reprendre haleine. "Au contraire, répond-il, tandis que la bouillante colère entretient en moi le souvenir de la perte du coursier qui me conduisait à l'ennemi, mon honneur exige que je cherche à venger ma défaite momentanée," il dit et s'élance au milieu des ennemis comme transporté de rage.

Les gens de la Flandre se jettent sur lui avec non moins d'ardeur. Les Bourguignons serrent leurs rangs ; chacun d'eux brûle de venger la chute de son seigneur. Des deux côtés les combattants s'engagent sur toute la plaine dans une mêlée tellement épaisse, et ceux qui  frappent et ceux qui sont frappés se touchent de si près, qu'à peine peuvent-ils trouver la place ou l'occasion d'allonger le bras pour porter des coups plus vigoureux. Ces vêtements de soie, attachés au haut des armures pour faire reconnaître chaque chevalier à des signes certains, sont tellement déchirés en mille lambeaux par les massues, les glaives et des lances qui frappent à coups redoublés sur les armures pour les briser, qu'à peine chaque combattant peut-il encore distinguer ses amis de ses ennemis. L'un est couché sur le sol, renversé sur le dos et les jambes en l'air, un autre tombe brusquement sur le flanc, un troisième est précipité la tête la première et se remplit de sable les yeux et la bouche; ici un cavalier, là un homme de pied se livrent volontairement aux fers, craignant d'être frappés de mort plus encore que de vivre dans les chaînes; vous eussiez vu des chevaux répandus çà et là dans les champs, et rendant le dernier soupir, d'autres vomissant leurs entrailles, d'autres fléchissant sur leurs genoux et se couchant sur la terre, d'autres encore errant çà et là, privés de leur maître, et se présentant à quiconque voudra se faire transporter par eux : à peine y a-t-il une place où l'on ne trouve des cadavres étendus où des chevaux expirants.

Mais qui sera digne de parler dignement de la valeur du Comte Gaucher qui, déployant toutes ses forces, et suivi d'une troupe de cavaliers bien armés, s'élance au milieu des rangs ennemis, à travers les milliers d'escadrons de la cavalerie de Flandre, semblable à la foudre à trois langues de flamme, ou à l'épervier qui disperse les canards effrayés, lorsque l'horrible faim dévore ses entrailles ? Nouvel Oger, il chasse devant lui tous ceux qu'il rencontre, et de son glaive nu s'ouvre un chemin au milieu des soldats, écartant ceux qui le serrent de près à droite et à gauche, renversant les uns, tuant les autres, puis faisant un détour à la suite de cette étonnante scène de carnage, il revient par un autre côté avec ses fidèles compagnons et enveloppe une foule de combattants qu'il retient enfermés comme des poissons pris dans un filet. De même qu'à Mantes, au milieu des eaux poissonneuses, Gaubert (c'était un habile marin né à Mantes et dont le poète parle aussi dans le 7ème chant) attire les aloses, au moment où elles s'élèvent à la surface des eaux, dans les filets qu'il leur a tendus; ayant ainsi enveloppé les cavaliers, Gaucher les force à choisir entre la mort ou les chaînes. Ensuite, ayant vu de loin un de ses compagnons arrêté et fait prisonnier par l'ennemi, Gaucher baissant la tête, et embrassant le cou de son cheval d'Ibérie, s'élança une seconde fois au milieu des rangs. Tandis qu'il se précipite ainsi, les bras ennemis ne cessent de le frapper; lui cependant ne relève ni la tête, ni le bras avant d'être arrivé auprès de son compagnon ; il se redresse alors, tire son glaive, renverse tous ceux qui retiennent encore celui-ci, le délivre, et le ramène avec lui sain et sauf.

Alors seulement les gens de la Flandre commencent à éprouver quelque mouvement de crainte, car ils se trouvent au plus fort de la mêlée ; toutefois ils ne veulent ni se retirer, ni présenter le dos à leur ennemi, tant leurs cœurs sont remplis de colère et possédés du désir de conserver leur honneur ; ils aiment mieux mourir en combattant que se laisser charger de fers, tuer et être tués à leur tour, que se faire signaler comme lâches. Tandis que leur ardeur se ralentit, et qu'ils se montrent moins animés au combat, Hugues de Mareuil et Gilles d'Athies font tous leurs efforts pour atteindre Ferrand au milieu des ennemis. Ferrand blessé ralentissait sa course, après avoir combattu toute la journée sans prendre un instant de repos ; longtemps encore il lutte contre les deux chevaliers, mais enfin, vaincu et cédant à la fortune la plus forte, il se rend pour n'être pas tué, et tous ceux qui suivent sa bannière et qui ne veulent pas se rendre comme lui, sont livrés à la mort.

C'est ainsi qu'à l'aile droite Bellone déployait ses fureurs, et que la victoire au visage riant promettait ses faveurs aux enfants de la France. Toutefois, avant ces heureux événements, elle ne s'était manifestée à eux que par des pertes douloureuses, afin qu'une si bonne conclusion fût plus agréable encore à la suite de la tristesse, et que la joie du succès fit oublier les maux antérieurs.

Pendant ce temps, au centre de l'armée, le Roi fait resplendir son épée en face d'Othon, qui se renforçait en mettent en avant un triple rempart de plus sieurs milliers de fantassins. Le comte de Boulogne usait aussi pour lui-même d'un semblable artifice, et avait également disposé les hommes de pied en trois corps formés en rond, afin de pouvoir, toutes les fois qu'il le voudrait, aller avec ces troupes attaquer l'ennemi, et se retirer ensuite au milieu des siens, autant de fois qu'il serait nécessaire. Comme Othon demeurait toujours en retard, ne voulant pas attaquer le premier le Roi, celui-ci impatient, ne pouvant supporter aucun délai, et brûlant du désir de combattre, se hasarde enfin au milieu des fantassins teutons. Mais tandis qu'il se hâte de pénétrer à travers ces bandes, une compagnie d'entre eux, armés de lances, en dirige contre lui la pointe longue et effilée comme celle d'une alène. Quelques-unes étaient dentelées comme des javelots recourbés, et armées vers leur milieu d'un crochet saillant et bien aiguisé. Munis de ces traits, les hommes de pied ne cessaient de poursuivre le Roi, mais sans pouvoir faire incliner son corps ni à droite ni à gauche, ni le déranger de dessus la selle, sans même l'empêcher de les écarter avec son épée, il se porte toujours en avant, renversant, tuant beaucoup de monde autour de lui. Ainsi il allait s'ouvrant un chemin à travers les ennemis, et se dirigeant toujours en droite ligne vers Othon, lorsqu'un homme plus audacieux que les autres perça les mailles de sa cuirasse entre la poitrine et la tête. La pointe du fer, poussée par un bras vigoureux, s'enfonça à travers un triple collier et la cuirasse à trois lisses, jusqu'au fer qui arrête la blessure, tout près de la peau, et précisément au dessous du menton. Le Roi voulut se dégager de la lance en se retirant, mais elle résista, car le croc s'était engagé dans les mailles, et comme le fantassin tirait de son côté de toutes ses forces, aidé en même temps par la foule qui l'environnait, il jeta le Roi à la terre, la tête en avant. Ainsi étendu sur une place indigne de lui, il y fut en grand danger, tantôt les chevaux le pressant sous leurs pieds, et tantôt les barbares ennemis l'accablant de leurs traits. Bientôt cependant sa force naturelle l'aida à se relever, et il se remit sur pied. Mais la pointe de lance demeurait encore fermement attachée sous sa gorge, embarrassée comme elle était dans les mailles de sa cuirasse et suspendue aux plis de la tunique qui brillait par dessus l'armure. Tandis que les Français la retirent enfin, repoussant en même temps les ennemis et préparant aussi un cheval sur lequel le Roi puisse remonter, voilà qu'Othon arrive en hâte, suivi de ses Teutons remplis de fureur; sans doute dans leurs cruautés ils eussent tué le Roi sur la place même et eurent ainsi, ô crime! attristé le monde de funérailles déplorables, car il leur eut été assez facile de le frapper de mort, tandis qu'il était étendu et que les ennemis l'empêchaient de se relever de terre. Heureusement le chevalier des Barres s'avance en hâte, et les plus illustres enfants de la France avec lui, et ils se mettent aussitôt au devant du Roi avec quelques-uns des leurs; ils forcent les Teutons à reconnaître qu'ils sont réellement inférieurs aux Français, et qu'il n'y a aucune comparaison à faire entre eux pour les exercices de Mars. Aussitôt que le Roi se fut élancé d'un bond sur son cheval, tout bouillant de fureur, tout préoccupé du désir de châtier le fantassin qui l'avait renversé, il devient, à cause de sa chute, plus terrible encore et plus dangereux, et veut assouvir les premiers transports de sa colère sur ces hommes de pied qui avaient été les auteurs de sa disgrâce. Il leur porte à tous des coups incessants, afin que tous ceux qui avaient osé, dans leur témérité, porter la main sur lui, apprennent par un tel châtiment, combien il est imprudent celui qui prétend toucher une personne sacrée.

A l'aile gauche cependant, le Comte de Boulogne, qui n'est inférieur à nul autre dans les batailles, combat toujours avec acharnement; tantôt son bras est armé d'une énorme lance de frêne, que tout autre pourrait à peine soulever (semblable à celle qui, suivant ce que nous lisons, était portée en triomphe dans la ville de Thèbes; et que Jupiter n'abattit qu'avec peine d'un coup de foudre), tantôt il manie un poignard impatient de ravir la vie, tantôt il brandit son glaive tout rougi de sang. Sur le haut de sa tête le brillant cimier de son casque agite dans les airs une double aigrette, tirée des noires côtes que porte au-dessous de l'antre de sa gueule, la baleine habitante de la mer de Bretagne; en sorte que le chevalier, déjà grand de sa personne, ajoutant ainsi à sa taille ce bizarre ornement, semblait encore plus grand. Tel au milieu de la forêt de Bière, toute couverte de rochers, s'élance d'une course rapide un cerf au corps immense, dont les bois à plusieurs branches annoncent déjà un grand nombre d'années; on approche du mois d'Octobre, le mois de Septembre n'est pas encore terminé; Vénus, après un an, lui a inspiré de nouveaux feux; il s'élance avec vigueur sur les cerfs plus faibles, dont le front est moins orné de bois, et les chasse loin de lui, afin de demeurer vainqueur, et de pouvoir, sous l'ombrage des hêtres, s'unir à la biche qu'il a préférée. De même, du milieu des hommes de pied qu'il a lui-même disposés en cercle avec habileté, pour s'entourer comme d'un camp, le comte de Boulogne vole contre Thomas et le comte de Dreux, tous deux fils de Robert, et contre Philippe de Beauvais, de tous les Français ceux qu'il déteste le plus et qui l'ont forcé de s'exiler loin du royaume. A ses côtés, marchent le héros de Salisbury, Hugues de Boves, Arnould d'Audenarde, et l'essaim des chevaliers anglais, qui ont préféré ces champs de la Belgique aux champs de leur patrie.

En face d'eux et pour leur résister se présentent, couverts de leurs armes, Thomas de Saint-Valéry, conduisant avec lui les gens de Gamaches et du Vimeux, les fils de Robert, et le comte de Ponthieu, encourageant de la voix et par leurs actions, les gens de Dreux à marcher contre les ennemis. Rejetant leur lance et tirant leur glaive, les combattants s'attaquent des deux côtés, se confondent dans une seule mêlée, se frappent les uns les autres, redoublent avec fureur, couvrent les campagnes de leur sang, et en rougissent la verdure des prés.

Pendant ce temps, le Roi Othon, rempli de fureur, et profitant des avantages de l'aveugle fortune, élève ses deux mains, et brandit la hache qu'il fait retomber sur les Français. Renversant les uns, blessant les autres, il ne peut cependant ébranler leur courage, ni faire pénétrer l'effroi dans leurs âmes pleines de vigueur. Tel, le terrible Briarée, couvert des ses armes, dans les champs Phlégréens, se confiant en ses cent bras et en son corps immense, redouble par son audace, le courage des audacieux enfants de la terre, et ose faire la guerre aux habitants du ciel et au maître des Dieux ; mais lorsque celui qui règne sur les immortels se fut livré aux justes transports de sa colère, armant sa droite de ses célestes carreaux, il lance sur Briarée ses foudres au nombre des bras de l'audacieux, ne voulant pas le priver entièrement de la vie. Il le livre aux feux du ciel et le lance ensuite sous les rochers de l'Etna, d'où il doit vomir à jamais des torrents de flammes. De même Othon assouvit sa colère contre les Français, espérant, mais en vain, pouvoir passer inopinément au milieu d'eux, pour aller déployer les transports de sa passion contre le Roi lui-même qui se trouve enveloppé de tous côtés par des milliers d'ennemis furieux. L'un se montre terrible par sa massue, l'autre redoutable par son épée, celui-là avec des traits, un autre avec la hache à deux tranchants : l'un armé d'un dard, l'autre d'un poignard aiguisé comme une alène, cherchent sur une cuirasse un passage étroit, ou travaillent à rencontrer les oeillères du casque, pour y longer leur fer et l'enfoncer dans le cerveau.

De son côté Philippe s'avançait aussi à la rechercher d'Othon, ne formant d'autre vœu que de pouvoir le rencontrer seul à seul et combattre comme Énée contre ce nouveau Turnus. Déjà il a abattu dans une première attaque les remparts vivants qui s'opposaient à sa marche et il s'avançait en hâte vers Othon au milieu des chevaliers. Mais ni l'un ni l'autre ne put trouver le chemin libre devant lui, tant la mêlée était épaisse, tant les deux partis combattaient pêle-mêle. Un grand nombre d'hommes sont reversés et tués, mais le carnage est le plus grand parmi les Teutons, car le seigneur des Barres fait rage contre eux selon son usage, et engraisse la plaine du sang qu'il répand à grands flots. Avec lui sont encore Pierre de Mauvoisin, le vaillant Gérard qui n'a point dédaigné de recevoir son surnom d'une truie (jeu de mots sur scorpha et scorfa, truie), et beaucoup d'autres guerriers au cœur invincible, qui ne désirent que de vaincre ou de mourir en combattant. Contre eux luttaient avec fureur le comte Othon, à qui obéit le pays de Tecklenbourg, Gérard de Randeradt, et cet autre Girard, qui ne trouve parmi les Teutons aucun homme plus courageux, ni plus grand que lui de corps et de cœur, Girard envoyés contre les Français des rives de l'est. Il jouissait d'une si grande réputation, et portait un si grand nom, qu'à peine la Saxe mettait-elle Othon au dessus de lui. Enfin, avec eux encore étaient d'innombrables guerriers, qui tandis que la victoire balançait encore incertaine, et que la fortune semblait se montrer également propice aux deux partis, résistaient aux enfants de la France de toutes leurs forces et avec leur courage accoutumé, car ils n'avaient pas encore appris combien la violence allemande est inférieure à la valeur française.

Lorsque, enfin, le Roi fut parvenu jusqu'au corps des Saxons, et que les enfants de la France virent leur Roi auprès d'eux, s'étonnant qu'il fût remonté si légèrement à cheval, la stupéfaction des Teutons et l'audace des Français s'accrurent à la fois.

A peine est-il arrivé, bouillant d'ardeur et de colère, que le combat se rallume plus terrible; les champs sont jonchés des cadavres des deux partis; quelques seigneurs sont renversés sans blessures; ailleurs une même chute frappe de mort et les cavaliers et leurs chevaux, afin que celui-ci console en mourant son maître et qu'il n'ait pas à s'affliger, après l'avoir perdu, d'obéir à un ennemi. Il en est qui, ayant perdu leurs chevaux, se redressent sur leurs pieds et combattent encore ; puis si le hasard leur fait rencontrer quelque cheval errant à l'aventure, ils s'y élancent soudain, sans s'inquiéter, après avoir perdu le leur, si celui dont ils s'emparent a appartenu à un ami ou à un ennemi, tant ils sont pressés de retourner au combat.

Là tandis que la Parque cruelle se préparait déjà à rompre le fils de ses jours, Etienne, seigneur de Longchamp, chevalier dont la taille est immense, et à qui son courage donne encore de plus grandes forces, combat en ayant du Roi, et entouré d'un grand nombre d'ennemis, tantôt perce de son épée ceux qui lui résistent, tantôt s'il ne trouve pas assez d'espace pour porter ses coups, saisit un guerrier de son bras vigoureux et le jette de son cheval qui hennit ; il entasse les vivants sur les morts, et lorsqu'il rencontre des hommes déjà tombés, accablés du poids de leur armure, et qui dans leur chute même se sont déjà cassé la tête, ou brisé le cou, ou enfoncé les côtes, il leur enlève ce qu'il leur reste de vie. Mais tandis qu'il exerce ainsi sa fureur contre les uns, et se retourne ensuite contre les autres, comme si la victoire ne devait obéir qu'à lui seul, ne prenant pas un seul instant de repos, ne cessant jamais de porter des coups, un fer pointu comme une alène lui entre dans la tête sans qu'on ait pu savoir quelle main le dirigeait. Il passe à travers les ouvertures du casque que l'on appelle les oeillères, et qui transmettent les rayons de la lumière à la prunelle des yeux ; car sur les autres parties du corps l'armure ferme tout accès aux blessures. Le guerrier est saisi tout-à-coup du froid de la mort, ses membres se roidissent sur la place même où il a fait un si grand carnage, le cheval abandonne son maître, dont l'âme va se réunir au feu du ciel, tandis que la terre reçoit sa dépouille terrestre.

Cependant le chevalier de Barres, ayant déjà inondé la plaine de beaucoup de sang, se dégoûte de ses ennemis trop faibles et trop faciles à vaincre, et dédaignant leur rencontre, il ne cherche plus qu'Othon. Mais déjà Pierre de Mauvoisin retenait ce prince par les rênes de son cheval, et de sa droite vigoureuse, s'attachant fortement au mords de l'animal, il s'efforçait de le retirer du milieu de la mêlée, et ne pouvait y parvenir, arrêté sans cesse par la foule environnante. Scropha accourt alors, et de son poignard acéré, porte à Othon un coup vigoureux dans le milieu de la poitrine : les armes dont il avait recouvert ses membres ne plient point sous le fer; Scropha redouble, et furieux relève le bras pour frapper plus rudement encore ; mais le cheval levant la tête, rencontre son bras, et reçoit par hasard le coup. Frappé mortellement dans l'œil et au milieu du cerveau, il se cabre, dégage ainsi les rênes des mains de Pierre qui les tenait encore, et recule en tournant sur lui-même, tandis que le mords, brisé dans sa bouche, ne peut plus contenir le superbe animal. Emporté par la douleur que lui cause sa terrible blessure, il entraîne violemment son maître hors de la foule ; bientôt la mort l'empêchant d'aller plus avant, il tombe, et près d'expirer, fait rouler avec lui Othon dans la poussière.

Girard de Hostmare arrive d'une course rapide, s'élance à terre, donne aussitôt son cheval à son seigneur et demeure lui-même à pied. O admirable fidélité bien digne d'éloges ! Afin que le Roi ne périsse pas, ce chevalier se livre volontairement à l'ennemi, bien assuré d'être pris et chargé de fers, ou d'être frappé de mort ; puis courant bravement à la rencontre du chevalier des Barres, il l'arrête dans sa marche et l'empêche de retarder la fuite d'Othon ; celui-ci craignant, non sans raison, pour sa vie, ne ménage pas les flancs de son cheval, sachant bien qu'une fuite rapide peut seule le sauver, ne s'inquiétant plus de tous ceux de ses amis qu'il abandonne au milieu des dangers, exposés aux coups des ennemis et à la mort, et plus habile en cherchant pour le moment à prendre soin de sa personne, qu'en voulant porter d'inutiles secours aux vaincus. Guillaume en effet lui refuse tout repos, le poursuit toujours ; déjà l'agile chevalier saisit le derrière de l'armure de l'empereur, au-dessus de ses larges épaules ; il enfonce sa main vigoureuse entre le casque et le cou, et tandis qu'il s'efforce de détacher la casque de la tête, afin de lui couper la gorge avec son fer, voici que le comte Velu (Guillaume de Frise), Girard et Othon de Tecklenbourg, le chevalier de Dortmund, et la nombreuse troupe des Saxons, qui arrivent à la fois, s'associent à celui qui fuit, et lui apportent au moins cette consolation, que maintenant il peut fuir avec moins de honte, puisqu'il a des compagnons dans sa fuite. Tous, réunissant leurs efforts, résistent alors à Guillaume, et mille hommes ne rougissent pas de combattre contre un seul homme, ne pouvant triompher de lui tant qu'il est à cheval, ils plongent leurs glaives dans les flancs de celui qui porte leur adversaire, et ce n'est qu'à grand-peine qu'ils parviennent à dégager de ses mains opiniâtres leur seigneur, qui délivré par eux se remet à fuir et présente encore le dos.

Ceux qui sont restés en arrière attaquent alors Guillaume, pesant qu'il serait facile à tant de cavaliers de vaincre un seul combattant à pied ; mais lui se débat comme un lion furieux, frappe tour à tour de son poignard ou de son épée, leur fait voir qu'il n'a pas moins d'audace et de valeur en combattant à pied que s'il était encore à cheval, tant il se montre prompt à renverser ces nombreux cavaliers qui l'enveloppent en foule, tant il résiste de toute la vigueur de son courage à leurs impétueux efforts ! Après qu'il s'est longtemps défendu seul contre tous, et qu'il a abattu un grand nombre de ceux qui l'entouraient, enfin le héros de Saint Valéry arrive à son secours, suivi de deux mille fantassins, tous remplis de force, munis de bonnes armes, fidèles à leur seigneur qui avait pris soin de les choisir, avec soixante cavaliers, parmi tout son peuple, pour les associer à son expédition. Aussitôt le chevalier des Barres s'élance sur un cheval et lui lâche la bride. La troupe qui naguère l'avait enveloppé, se disperse alors, et recommence à fuir, mais tous ne se sauvent pas impunis. Les principaux d'entre eux, le comte Othon et Guillaume-le-Velu, Conrad le Westphalien, Girard de Randeradt et beaucoup d'autres, distingués par leur noblesse, se rendent volontairement prisonniers, demandent eux-mêmes avec instance à être pris et chargés de fer, plutôt que de perdre la vie : car les Français les pressaient tellement et en faisaient un tel carnage, que quiconque, négligeant la fuite ou voulant encore résister, tardait un instant à se rendre et à supplier pour obtenir grâce, éprouvait tout aussitôt combien sont amers les avant-coureurs de la mort, et allait, hôte nouveau, prendre sa place dans les demeures de l'Averne.

Loin de là cependant et à l'aile gauche de l'armée, on combattait avec un courage égal, et la fortune se montrait également favorable aux deux partis. Poussant de l'un à l'autre les roues ensanglantées de son char, Bellone, les mains, les vêtements, la poitrine et les armes teintes de sang, portait de tous côtés du champ de bataille ses ailes encore indécises, livrait les deux partis à d'incertaines espérances. Au bout de peu de temps, tournant d'un seul côté ses regards, par la volonté du Dieu suprême, elle se réjouit de diriger son vol vers les Français et d'enlever tout espoir à leurs ennemis. En effet l'évêque de Beauvais ayant vu le frère du Roi des Anglais (homme doué de forces prodigieuses et que les Anglais, avaient à cause de cela, surnommé Longue Epée), renverser les gens de Dreux et faire beaucoup de mal au corps d'armée de son frère, l'évêque de Beauvais s'indigne, et, comme il tenait par hasard une massue à la main, oubliant sa qualité d'évêque, il frappe l'Anglais sur le sommet de la tête, brise son casque et le renverse sur la terre, de toute la longueur de son corps. Comme si le noble auteur d'un tel exploit pouvait demeurer ignoré, ou comme si un évêque ne devait pas être signalé lorsqu'il a dignement porté les armes, il cherche à dissimuler son acte de bravoure autant qu'il lui est possible, et donne ordre à Jean, à qui Nivelle obéit encore en vertu du droit de ses pères, d'enchaîner le guerrier qu'il vient d'abattre, et de recevoir la récompense de ce fait d'armes. Ensuite l'évêque renversant encore plusieurs autres ennemis sous les coups de sa massue, renonce également, pour d'autres chevaliers, à ses titres d'honneur et à ses victoires, pour n'être pas accusé peut-être d'avoir fait, comme prêtre, une oeuvre illicite : car il n'est jamais permis à un prêtre de se trouver en de telles rencontres, et il ne doit profaner ni ses mains ni ses yeux par le sang. Il n'est pas défendu cependant de se défendre soi et les siens, pourvu que cette défense n'excède pas les bornes légitimes.

Les fils de l'Angleterre, que les plaisirs de la débauche et les dons de Bacchus attirent avec plus de charmes que le culte du redoutable Mars, ayant vu leur seigneur ainsi chargé de chaînes, demeurent frappés de stupeur, abandonnent le champ de bataille, et fuient à travers la plaine, partout où les entraînent leur marche précipitée et l'effroi mêlé à un sentiment d'horreur. Hugues de Boves s'associe également à leur fuite ; il n'a pas honte de se sauver, lui qui naguère demandait la bataille plus haut que tous les autres, qui, se moquant du comte de Boulogne même, l'appelait traître et infidèle, parce qu'il déconseillait ce combat, disant qu'il n'y aurait pas de sûreté à attaquer les Français au milieu de la plaine, et qu'il connaissait bien leur bravoure et leurs exploits. "Tu fuiras, lui avait dit Hugues, comme un lièvre timide ; moi, je demeurerai ou mort, ou chargé de fers".

D'un côté donc, les gens des Ardennes, d'un autre côté, et loin d'eux, les Saxons fuient également. Les Westphaliens et des milliers de Teutons s'éloignent du champ de bataille ; ici l'habitant du Brabant se sauve en courant, là c'étaient les gens de la Flandre, ailleurs les Anglais : tous s'affligent de ne pouvoir trouver au milieu de la plaine des asiles où ils puissent se cacher pour panser du moins leurs blessures sanglantes, pour laisser passer du moins les premiers moments de cet horrible fureur, jusqu'à ce que le glaive, rassasié de sang, veuille rentrer dans son fourreau, jusqu'à ce que les Français suspendent le carnage pour quelques instants : car ils ne cessaient point de les massacrer, et de les enchaîner de ces cordes qu'eux-mêmes avaient cru préparer pour les Français, avant d'engager la bataille.

Tandis que sur les deux ailes la fuite avait entièrement dégarni la plaine, le comte de Boulogne demeurait toujours au centre, se retirant fréquemment au milieu des bataillons de ses hommes de pied, furieux, et ne cessant de frapper de son fer meurtrier le sein de ses amis et de ses parents. Ennemi de ses amis, et détestant les enfants de sa patrie, ni l'amour du sol natal, ni la commisération due à un même sang, ni les serments prêtés tant de fois et depuis longtemps à son Roi et seigneur, n'avaient amolli son cœur, endurci à force de sang ; son courage indomptable ne permettait à personne de remporter sur lui la victoire ; quel que fût celui que son bras pût atteindre, il s'en éloignait vainqueur, tant il se conduisait dans les combats avec habilité et sagesse, tant la valeur qui lui était naturelle à la guerre proclamait hautement qu'il était véritablement issu de parents français. Quoique sa faute même l'ait fait dégénérer à tes yeux, ô France, garde-toi d'avoir honte de lui, et que ton front ne rougisse point ! non seulement les enfants ne sont pas un sujet de honte pour ceux qui leur donnent le jour, mais de plus il arrive souvent aussi qu'une bonne mère mette au monde des enfants dépravés, et souvent aussi une méchante mère nourrisse de son lait de généreux enfants. Se retirant tant de fois, toujours impunément, derrière les retranchements de ses fantassins, le comte n'avait à redouter sur aucun point d'être atteint par l'ennemi. Nos cavaliers en effet combattaient avec des glaives et des armes très-courtes, et craignaient d'attaquer les hommes de pied : ceux-ci, avec leurs lances, plus longues que les poignards et les glaives, et de plus rangés en bataille dans un ordre tellement impénétrable qu'ils semblaient entourés d'une triple enceinte de fer, étaient si bien défendus qu'il n'y avait aucun moyen de les aborder. Le Roi envoya contre eux trois mille servants d'armes à cheval et munis de lances, afin de faire abandonner cette position en jetant le désordre dans leurs rangs, et de se délivrer ainsi de ce redoutable cercle de combattants. Une affreuse clameur s'élève alors, les cris des mourants, le fracas des armes, ne permettent plus d'entendre les sons de l'airain qui retentit. Il tombe criblé de blessures, tout ce peuple dont le comte de Boulogne s'était enveloppé avec un art devenu inutile. Il croit vainement pouvoir à lui seul braver tous les Français, il ose encore les combattre, tandis que tous les autres ont pris la fuite, et il dédaigne de devoir la vie à une fuite honteuse.

Les malheureux ! Ni leurs longues armes, ni leurs haches à deux tranchants, ni le comte lui-même, hors d'état de défendre plus longtemps ses retranchements, ne peuvent les protéger ! Rien ne peut détourner le courage du but vers lequel il tend, seul il surmonte enfin tous les obstacles ; aucune puissance, aucun artifice, aucune force enfin ne peuvent lui résister ; seul il supplée à tout, et s'élève bien au-dessus de tous. Il se plaît à être l'intime compagnon des Français, il leur donne enfin de jouir pleinement de leur triomphe. Ceux-ci massacrent tous leurs ennemis, les envoient dans le Tartare, et enlèvent entièrement au comte de Boulogne l'asile qu'il s'était fait. Lui cependant voit la plaine inondée de tous côtés de fuyards, en sorte qu'il restait à peine auprès de lui trente hommes, cavaliers ou fantassins, débris de toutes ses troupes. Afin que l'on ne puisse croire qu'il veuille se laisser prendre ou vaincre sans résistance, il se précipite au milieu des Français, suivi seulement de cinq de ses compagnons, tandis que les Français enveloppent tous les autres et trouvent à peine dans leurs rangs serrés la place nécessaire pour les charger de chaînes. Le comte furieux, comme s'il devait à lui seul triompher de ses ennemis, et comme s'il n'eût point encore combattu de la journée, déploie toute sa vigueur et redoublant d'efforts, fait rage au milieu des Français. Il pousse devant lui pour arriver jusqu'au Roi, et ne doute point qu'il ne prenne la vie de celui-ci pour se venger. Il n'aspire qu'à mourir en même temps que son royal ennemi.

Un homme qui avait reçu de Tourelle et son nom de Pierre et son illustre naissance, marchait à pied, ayant perdu son cheval, tandis que le comte s'élançait avec audace dans les rangs. Cet homme, digne par son origine et par ses exploits de devenir chevalier, était à la fois aimé et illustre à la cour du Roi. Voyant que le comte de Boulogne recommençait à combattre, sans vouloir jamais se rendre, et résistait même avec une valeur toujours nouvelle à tous ceux qui l'entouraient, Pierre s'avance vers lui, soulève de sa main gauche le filet de fer qui, attaché par de larges courroies, enveloppait le ventre du cheval, au défaut de l'aine, et il lui coupe les parties nobles. Il retire alors son épée, le sang coule en abondance d'une large blessure et inonde l'herbe verdoyante. A cette vue, l'un des fidèles amis du Comte accourt auprès de lui, et saisissant vivement les rênes de son cheval, adresse des représentations amicales au Comte qui, au mépris de la volonté de Dieu, et tandis que tous les autres ont pris la fuite, demeurait encore, s'efforçant de vaincre ceux qui avaient vaincu, provoquant la mort par une telle conduite, lorsqu'il était facile d'y échapper, en fuyant avec les autres. Tandis qu'il adresse au Comte de tels discours, il l'entraîne malgré lui, en tirant son cheval par la bride, et pour qu'il puisse prendre la fuite, lui propose un coursier encore frais ; mais le Comte résiste énergiquement et ne peut, en son cœur superbe, renoncer à combattre : "J'aime mieux, dit-il, être vaincu, que perdre mon honneur par la fuite. La vie ne vaut pas l'honneur à mes yeux. Je retourne donc au combat, quel que soit le sort qui me menace."

Il dit, mais déjà son cheval a senti ses nerfs se détendre et ne plus tenir debout. Alors Jean de Condun et son frère Quenon accourent, frappent le Comte à coups redoublés sur les deux tempes, et renversent à la fois le cheval et le cavalier : ils tombent tous  deux la tête en avant et déjà le Comte est étendu sur le dos, la cuisse engagée et accablée de tout le poids de son cheval. Tandis que les deux frères s'occupent à lier le vaincu, voici que Jean, surnommé de Rouvrai (note OD :jeu de mot sur l'expression robur, force) nom que le fait justifie bien en lui, survient et le force enfin à se rendre prisonnier. Comme il tardait à se relever de terre, attendant vainement quelque secours, et espérant encore pouvoir s'échapper, un jeune garçon, nommé Cornut, l'un des serviteurs de l'élu de Senlis, et marchant en avant de celui-ci, homme fort de corps, arrive, tenant dans sa main droite un horrible poignard : il voulait enfoncer le fer dans les entrailles du comte, à la place où la cuirasse se réunit au cuissard ; mais la cuirasse cousue au cuissard refuse de s'en séparer pour s'ouvrir devant le poignard, et trompe ainsi les espérances du jeune homme. Il tourne cependant autour du comte, et cherche d'autres moyens d'en venir à son but. Écartant les deux fanons de baleine, et bientôt rejetant le casque tout entier, il le marque d'une large blessure sur le front mis à découvert, déjà même il se disposait à lui couper la gorge ; nul ne le retient ; bientôt, s'il lui est possible, il lui aura donné la mort... Le comte cependant lui résiste encore d'une main, et fait tous ses efforts pour repousser la mort aussi longtemps qu'il le pourra. Mais enfin, arrivant d'une course rapide, l'élu de Senlis éloigne de la gorge du comte le fer qui la menace, et repousse lui-même le bras de son serviteur. L'ayant reconnu, le comte lui crie : "Oh! ne permets pas, ne permets pas que je sois ainsi assassiné! ne souffre pas que je sois condamné à une mort aussi injuste, et que ce jeune homme se puisse réjouir d'être l'auteur de mon trépas! la cour du Roi me condamnera bien mieux ; qu'elle m'inflige la peine que j'ai encourue."

Il dit, et l'élu de Senlis lui répond en ces termes : "Tu ne mourras point, mais pourquoi ne pas te relever? allons, debout! il faut que tu sois présenté tout de suite au Roi."

Ayant dit ces mots, il force le blessé à se relever malgré lui. Son visage et tous ses membres sont inondés d'un torrent de sang; il ne peut presque soulever son corps pour remonter à cheval ; l'élu de Senlis l'y replace, aux applaudissements de tous. A peine encore semble-t-il vaincu. L'élu le confie à la garde de Jean de Nivelle, afin qu'il aille offrir au Roi cet agréable présent.

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Les glaives des Français, tout rougis du sang qu'ils ont versé, peuvent à peine être reconnus de leurs fourreaux qui, les ayant produits au jour tut brillants, sont sur le point de les repousser, tant ils paraissent changés. Les cordes et les chaînes manquent pour charger tous ceux qui doivent être garrottés, car la foule des prisonniers est plus grande que la foule qui doit les enchaîner. Déjà la lune se préparait à faire avancer son char à deux chevaux, déjà le quadrige du soleil dirigeait ses roues vers l'océan, et ses chevaux, négligeant le timon, se réjouissaient de se voir près des lieux où ils trouveraient le remède à leurs fatigues du jour; Thétis triomphante les attendait pour les faire reposer dans son humide sein, et déjà l'on pouvait voir le terme où ils espèrent jouir enfin d'un calme délicieux. Tout aussitôt les clairons changent leurs chants guerriers en chants de retour, rappelant les escadrons épars, et donnant le joyeux signal de la retraite.

Alors enfin il fut permis aux Français de rechercher le butin et d'enlever aux ennemis couchés sur le champ de bataille, leurs armes et leurs dépouilles. Celui-ci se plait à s'emparer d'un destrier ; là, un maigre roussin présente sa tête à un inconnu et est attaché par une ignoble corde. D'autres enlèvent dans les champs les armes abandonnées ; l'un s'empare d'un bouclier, un autre d'un glaive ou d'un casque. Celui-ci s'en va content avec des bottes, celui-là se plaît à prendre une cuirasse, un troisième recueille des vêtements et des armures. Plus heureux encore et mieux en position de résister aux rigueurs de la fortune est celui qui peut parvenir à s'emparer des chevaux chargés de bagages, ou des glaives cachés sous les fourreaux, ou bien encore de ces chars appelés corvins, que les Belges sont réputés avoir construits les premiers, lorsque jadis ils possédaient l'empire : ces chars étaient remplis de vases d'or, de toutes sortes d'ustensiles qui n'étaient point à dédaigner, et de vêtement travaillés par les Chinois avec beaucoup d'art, que le marchand transporte chez nous de ces contrées lointaines, cherchant, dans son avidité, à multiplier ses petits profits sur quelque objet que ce soit. Chacun de ces chars, porté sur quatre roues, est surmonté d'une chambre, qui ne diffère en rien de cette superbe chambre nuptiale où une nouvelle mariée se prépare à l'hyménée, tant chacune de ces chambres, tressées en osier brillant, enferme dans ses vastes contours d'effets, de provisions de bouche et de précieux ornements! A peine seize chevaux, attelés à chacun de ces chars, peuvent-ils suffire pour traîner et enlever les dépouilles dont il est chargé.

Quant au char sur lequel Othon le réprouvé avait dressé son dragon et suspendu au-dessus son aigle aux ailes dorées, bien tôt il tombe sous les coups innombrables des haches, et brisé en mille morceaux, il devient la proie des flammes ; car on veut qu'il ne reste aucune trace de tant de faste, et que l'orgueil ainsi condamné disparaisse avec toutes ses pompes. L'aigle, dont les ailes étaient brisées, ayant été promptement restaurée, le Roi l'envoya sur l'heure même au Roi Frédéric, afin qu'il apprit par ce présent qu'Othon ayant été repoussé, les faisceaux de l'empire passaient en ses mains par une faveur du ciel.

Comme la nuit s'approchait, l'armée, chargée de dépouilles, rentra tout aussitôt dans son camp, et le cœur plein de reconnaissance et de joie, le Roi rendit mille actions de grâce au Roi suprême qui lui avait donné de triompher de tant d'ennemis. Pour que la postérité conservât à jamais le souvenir d'une si grande victoire, l'élu de Senlis fonde en dehors des murailles de cette ville, une chapelle qu'il nomme la victoire, et qui, dotée de grands biens, et se gouvernant selon les règles canoniques, jouit de l'honneur d'avoir un abbé et un saint couvent. Le Roi, dans sa sagesse, choisit ceux qui devaient occuper cette chapelle, hommes dignes d'implorer Dieu pour le salut du Roi et du peuple, illustrés par leurs vertus, détestant le monde et la chair, seuls moyens par où l'ennemi de l'homme nous attire dans ses pièges ; si nous triomphons d'eux, le combat contre le démon devient facile, puisqu'il ne nous reste plus qu'à triompher de l'orgueil.

O piété, ô admirable fidélité du Roi ! quel Roi des Hébreux, quel Prince, quel chef de peuple fit jamais éclater tant de douceur de cœur et de miséricorde, qu'il ne punit pas sur-le-champ un ennemi coupable de lèse-majesté, qui avait voulu être l'assassin de son seigneur, et qui, si cela lui eut été permis, eût réalisé ses desseins iniques? Le Roi voulut se montrer confiant envers son vassal infidèle, qui n'avait pas voulu lui garder la foi jurée. Il pouvait bien légitimement le faire mourir d'une mort quelconque et ne lui devait qu'un sac et un singe ; mais dans sa bonté le Roi lui remit sa faute, lui donna, au lieu de châtiment, des récompenses, la paix en échange de la guerre, accorda la vie à celui qui ne méritait que la mort, et de plus, le consolant dans sa frayeur, il lui adressa ces paroles amies : "Ne crains rien, applique-toi désormais à me montrer un cœur fidèle, et ne m'irrite point contre toi par des crimes nouveaux. Si tu te tiens à mes côtés, tu n'y seras pas le dernier, et même tu me deviendras plus cher que tu ne l'as jamais été. Garde-toi cependant de retomber dans le précipice par de nouvelles fautes, et de te rendre une autre fois coupable de pareils crimes, afin qu'il ne te puisse arriver rien de fâcheux, et que tu ne te trouves pas complètement indigne de notre clémence."

Il dit et ordonne de retenir le comte dans une honorable captivité. Trois jours après, le Roi étant à Bapaume, au retour de la guerre, on lui rapporta (je ne sais qui lui dévoila ces machinations) que le soir même, après la bataille, le comte avait envoyé secrètement à Othon des écrits contraires aux intérêts du Roi et du royaume. Le fait ayant été bientôt reconnu, le Roi transporté de colère, et répandant la terreur autour de lui, adressa ces paroles au comte : "Toi et ton père (Albéric de Dammartin), séduits par des présents, vous avez pendant longtemps servi le parti de Henri, Roi des Anglais, et porté les armes contre moi et contre vos compatriotes : cependant j'étais votre Roi et votre comté vous liait tous les deux à moi par le lien féodal, et je t'avais donné moi-même ta première ceinture de chevalier. La paix se rétablit entre nous. Néanmoins au mépris de cette paix, à la mort de ton père, tu m'attaquas d'accord avec le Roi Richard, qui me déclara aussi la guerre après la mort de son père.

Tu devins enfin mon ami lorsque la tombe eut séparé de toi ton allié, et quand déjà ma faveur t'avait accordé pour femme la comtesse de Boulogne avec tout son comté. Peu de temps s'était écoulé depuis ces événements, lorsque tu fus investi par nous de cinq comtés à la fois (Dammartin, Boulogne, Mortagne, Albemarle et Varennes), que ta fille devint la femme de mon fils Philippe (Mathilde) et que ma nièce fut mariée à ton frère Simon (Marie fille unique de Guillaume III, comte de Ponthieu, et d'Alice sœur de Philippe-Auguste, mariée à Simon, comte d'Albemarle, frère de Renaud). Ainsi je te liais à moi par des dons et des gages chéris, afin qu'aucune méfiance ombrageuse ne pût entrer dans ton cœur, et que tu ne revinsses plus à tes rebellions accoutumées, car les hommes pervers retournent facilement à leurs mauvaises habitudes. Sans reconnaissance cependant pour tant de bienfaits, en chassant de ton cœur le souvenir, rendant le mal pour le bien, déserteur de ta patrie, tu as conclu un traité d'iniquité avec les associés de Bélial, qui détestent la paix de Dieu. D'accord avec tes complices, tu as conspiré contre ma vie, et porté les armes comme un sicaire. Et lorsque, te remettant tes fautes passées, avec ma bonté ordinaire, je t'eus donné une vie que tu ne méritais point, en échange de la mort que tu méritais, tu as osé, quand la soirée était à peine finie, dans la nuit même qui a suivi la bataille, recommencer tes perfidies, et, distillant le venin de ton cœur, enfermer ta fraude dans des notes et des écrits, pour adresser à Othon des prières artificieuses et le pousser à me faire encore la guerre et à tenter une nouvelle attaque contre moi. Tel te voilà, telles sont les perfidies dont tu souilles le monde ; quoique tu sois entièrement indigne de vivre, tu ne perdras point cependant la vie ; je t'enfermerai dans une prison éternelle, afin que du moins tu t'abstiennes de crimes tant que tu seras chargé de fers. Si tes méchantes intentions ne peuvent être chassées de ton cœur, du moins ta main ne pourra se livrer à ses actions accoutumées, et les suggestions de ta langue demeureront sans effet."

A ces mots (car le comte, ayant la conscience de son crime, ne put répondre), le Roi l'enferma tout de suite dans la tour de Péronne, le fit charger de doubles chaînes qui le serraient de près, et plaçant auprès de lui un fidèle gardien, donna ordre à Guillaume de Pruny de le surveiller, avec l'aide de seize autres chevaliers.

La tour de Dreux s'honore ensuite de recevoir le frère du Roi des Anglais, jusqu'à ce que Jean, désire en échange de son frère, de rendre un fils à son père. L'ayant fait tomber à Nantes, dans une embuscade, Jean l'avait envoyé bientôt après, chargé de chaînes au delà de la mer, avec douze compagnons, et depuis lors il le retenait en prison. Cependant il tarda longtemps encore à consentir à cet échange, car il avait toujours détesté son frère et toute sa famille, et il aimait mieux laisser d'illustres jeunes gens souffrir indignement, que de les délivrer de leurs maux en les échangeant l'un pour l'autre.

Quant aux autres comtes, le seigneur de Randeradt, Othon de Tecklenbourg et le comte surnommé le Velu, les hommes nobles, les grands et d'innombrables chevaliers d'un nom moins illustre, le Roi donna ordre de les garder dans diverses villes du royaume, afin de s'assurer des cautions, selon que chacun d'eux pourrait avoir de ressources pour se racheter. Il leur fit donner généreusement tout ce que demandent les besoins de la nature ou l'usage ou les habitudes de ces chevaliers, afin qu'il ne fût fait aucune insulte à leur personne, ni à leur rang.

Cependant Ferrand, conduit par deux chevaux vigoureux, qui le traînaient sur une litière munie d'un double timon, et que leur couleur faisait appelé comme lui, (en sorte que Ferrand et ses chevaux portaient un même nom), Ferrand, dis-je, est offert aux regards des citoyens de Paris, et doit être enfermé dans la tour du Louvre. A son arrivée, le clergé et le peuple célébraient solennellement le triomphe du Roi par des chants et des hymnes d'allégresse. Alors, Ferrand, te fut manifestée l'erreur de la pythonisse, qui t'avait fait follement espérer que la ville royale t'accueillerait avec de grands honneurs. Certes nulle foi n'est plus équitable que la loi du sort, et Dieu règle toutes choses par des jugements remplis d'équité : rien n'est plus juste que cet arrêt qui, conformément à leurs vœux, attache les prisonniers aux villes mêmes qu'Othon leur avait promises, et qu'il leur eut données en exécution du traité conclu avec eux, si la victoire l'eût secondé dans ses espérances. Ainsi il arrive que chacun sert dans les fers aux lieux mêmes où il avait compté, en son cœur avide, pouvoir établir sa domination : le lieu où l'on espérait trouver des honneurs, devient le lieu même du châtiment, et les espérances trompées changent des joies en douleurs. (FIN)